samedi 7 février 2015

Lampedusa - Le guépard et les carnages

Francisco de Zurbaran - Agnus Dei, vers 1635-40

En ancien français :
CHARNAGE, carnage, carnaige, s.m. :  
- chair, condition de la créature composée de chair
- nourriture de chair, viande
- festin où l'on mange beaucoup de viandes
- l'époque où l'on peut manger de la chair, tout le temps de l'année qui n'est pas le carême
En français moderne :
CARNAGE, subst. masc. :
- action de tuer, de mettre en pièces (d'une manière violente et sanglante) une grande quantité d'animaux ou d'hommes; résultat de cette action.
- par métaphore, destruction brutale.

Le Prince de Salina, un "guépard" bien mal en point devant ses "carnages"...
Et il alla regarder les "carnages" : il y avait par terre quatre fromages "premier-sel" de douze "rouleaux", de dix kilos chacun ; il y avait six petits agneaux, les derniers de l'année, les têtes pathétiquement abandonnées au-dessus de la large plaie d'où quelques heures auparavant leur vie était sortie ; leurs ventres aussi avaient été écartelés et les boyaux irisés pendaient au-dehors. "Le seigneur ait son âme", pensa-t-il, en se souvenant du soldat éventré un mois plus tôt. Quatre couples de poules attachées par les pattes effrayées, se débattaient sous le museau inquisiteur de Bendico. "Voilà encore un exemple de crainte inutile", pensait-il, "le chien ne représente pour elles aucun danger ; il n'en mangera même pas un os, parce que cela lui ferait mal au ventre." Le spectacle de sang et de terreur, pourtant, le dégoûta. "Toi, Pastorello, va porter les poules au poulailler, pour le moment il n'en faut pas à l'office, et les agneaux, la prochaine fois, apporte-les directement à la cuisine ; ici, ils salissent. Et toi, Lo Nigro, va dire à Salvatore de venir nettoyer et emporter ces fromages. Et ouvre la fenêtre pour faire sortir l'odeur." 
Giuseppe Tomasi Di Lampedusa, Le Guépard, 1958 

"Six petits agneaux, les derniers". Echos : fin d'une dynastie, fin de l'innocence, de la nonchalance.
L'agneau symbole du sacrifice du Christ, le soldat symbole du sacrifice patriotique : et pourtant un dégoût irrépressible pour ces cadavres. Vains sacrifices ? L'ouvrage montrera un Prince peu rigoureux avec la foi, et Garibaldi parviendra malgré la résistance de l'armée à conquérir la Sicile...
Antéposition de la prière : on pourrait croire un instant qu'un agneau en est l'objet. Étrange faiblesse d'un prédateur qui prie pour sa proie. 
Le "guépard" se transforme en chien inoffensif, qui ne représente aucun danger pour le projet des révolutionnaires : chien d'aristocrate, "il n'en mangera même pas un os", refusera tout poste proposé dans le nouveau régime : "cela lui ferait mal au ventre" : indigestion politique, arrogance aristocratique qui ne s'abaisse pas à ces choses-là. Malgré tout, le spectacle dégoûte : attitude passive devant un monde qu'on voit mourir. Aruspicine : un sombre avenir s'annonce dans ces entrailles ; tout cela, métaphoriquement, "sent mauvais" pour les Salina. 
Mépris pour la terreur, l'attitude effrayée : Salina sera le contemplateur apathique de sa déchéance. Les poules qu'on rentre au poulailler : les jeunes filles qu'on a fait revenir du couvent, par peur, à cause du débarquement du 4 avril ?
"apporte-les directement à la cuisine ; ici, ils salissent." Pastorello : sordide pasteur qui guide des agneaux morts. Que les choses se fassent (la mort, la déchéance), mais proprement, élégamment, hors de sa vue. La mort, pour Salina, devrait être aussi belle et nette qu'une oeuvre d'art : Le fils puni de Greuze. 

Marguerite Yourcenar - Hadrien et le végétarisme


Marguerite Yourcenar, végétarienne, rédige les réflexions de l'empereur romain Hadrien au sujet du végétarisme... Une mise en abyme qui, loin d'être un reflet des convictions de l'auteur, semble prouver sa maîtrise du silence, nécessaire à l'émergence de la figure d'Hadrien. 

"Je me suis assez vite aperçue que j'écrivais la vie d'un grand homme. De là, plus de respect de la vérité, plus d'attention, et, de ma part, plus de silence."
Marguerite Yourcenar dans les Carnets de notes de "Mémoires d'Hadrien"

J'ai expérimenté brièvement avec l'abstinence de viande aux écoles de philosophie, où il sied d'essayer une fois pour toutes chaque méthode de conduite ; plus tard, en Asie, j'ai vu des Gymnosophistes indiens détourner la tête des agneaux fumants et des quartiers de gazelle servis sous la tente d'Osroès. Mais cette pratique, à laquelle ta jeune austérité trouve du charme, demande des soins plus compliqués que ceux de la gourmandise elle-même ; elle nous sépare trop du commun des hommes dans une fonction presque toujours publique et à laquelle président le plus souvent l'apparat ou l'amitié. J'aime mieux me nourrir toute ma vie d'oies grasses et de pintades que de me faire accuser par mes convives, à chaque repas, d'une ostentation d'ascétisme. Déjà ai-je eu quelque peine, à l'aide de fruits secs ou du contenu d'un verre lentement dégusté, à déguiser à mes invités que les pièces montées de mes chefs étaient pour eux plutôt que pour moi, ou que ma curiosité pour ces mets finissait avant la leur. Un prince manque ici de la latitude offerte au philosophe : il ne peut se permettre de différer sur trop de points à la fois, et les dieux savent que mes points de différence n'étaient déjà que trop nombreux, bien que je me flattasse que beaucoup fussent invisibles. Quand aux scrupules religieux du Gymnosophiste, à son dégoût en présence des chairs ensanglantées, j'en serais plus touché s'il ne m'arrivait de me demander en quoi la souffrance de l'herbe qu'on coupe diffère essentiellement de celle des moutons qu'on égorge, et si notre horreur devant les bêtes assassinées ne tient pas surtout à ce que notre sensibilité appartient au même règne. Mais à certains moments de la vie, dans les périodes de jeûne rituel, par exemple, ou au cours des initiations religieuses, j'ai connu les avantages pour l'esprit, et aussi les dangers, des différentes formes de l'abstinence, ou même de l'inanition volontaire, de ces états proches du vertige où le corps, en partie délesté, entre dans un monde pour lequel il n'est pas fait, et qui préfigure les froides légèretés de la mort. A d'autres moments, ces expériences m'ont permis de jouer avec l'idée du suicide progressif, du trépas par inanition qui fut celui de certains philosophes, espèce de débauche retournée où l'on va jusqu'à l'épuisement de la substance humaine. Mais il m'eût toujours déplu d'adhérer totalement à un système, et je n'aurais pas voulu qu'un scrupule m'enlevât le droit de me gaver de charcuterie, si par hasard j'en avais envie, ou si cette nourriture était la seule facile.
Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien, 1951 

Marguerite Yourcenar a donc eu le talent de savoir écrire ce qui représente un hiatus avec ses propres convictions, pour dresser dès l'ouverture du roman la figure d'un Hadrien drapé de ses responsabilités d'empereur (la sociabilité politique ne saurait être mise en cause par un régime particulier), ouvert d'esprit (il s'est "essayé" au végétarisme comme il acceptera de s'intéresser aux religions chrétienne et juive), universaliste (qui se sent animal tout comme il se sentirait plante, et qui un peu auparavant avait avoué s'être déjà senti vague), relativiste (le refus d'adhérer à tout autre système de valeurs que celui d'Héraclite selon lequel tout change), voluptueux ("tout plaisir pris avec goût me paraissait chaste") sans cesser d'être pragmatique (la Disciplina Augusta des armées où l'on fait de maigres repas), et enfin mystique (constamment travaillé par les Mystères, consultant les astres et les oracles, cherchant ainsi à toucher du doigt les limites de sa vie). Pourtant, si cette réfutation du végétarisme par l'empereur se révèle être l'occasion pour l'auteur de développer en biais une éthopée tout à fait complète d'Hadrien, et où le silence de Yourcenar qui s'efface pour son personnage se fait particulièrement sentir, on notera tout de même qu'il n'est pas inconséquent que cette question du végétarisme, Hadrien se la soit posée, en parlant bien de "notre horreur devant les bêtes assassinées" : expression qui l'inclut dans cette répugnance et où le choix du terme d'assassinat est particulièrement révélateur... Serait-ce le signe que pour Yourcenar, un "grand homme" ne peut être tout à fait indifférent à cette question ? 

dimanche 18 janvier 2015

La Boétie - Servitude animale et naturel désir de liberté

Georges Braque - Les oiseaux, 1952-1953 
Etienne de La Boétie, dans son Discours de la servitude volontaire, veut montrer que "tout être pourvu de sentiment sent le malheur de la sujétion et court après la liberté"...

A vrai dire, il est bien inutile de se demander si la liberté est naturelle, puisqu'on ne peut tenir aucun être en servitude sans lui faire tort : il n'y a rien au monde de plus contraire à la nature, toute raisonnable, que l'injustice. La liberté est donc naturelle ; c'est pourquoi, à mon avis, nous ne sommes pas seulement nés avec elle, mais aussi avec la passion de la défendre. 
Et s'il s'en trouve par hasard qui en doutent encore - abâtardis au point de ne pas reconnaître leurs dons ni leurs passions natives -, il faut que je leur fasse l'honneur qu'ils méritent et que je hisse, pour ainsi dire, les bêtes brutes en chaire, pour leur enseigner leur nature et leur condition. Les bêtes, Dieu me soit en aide, si les hommes veulent bien les entendre, leur crient : "Vive la liberté !" Plusieurs d'entre elles meurent aussitôt prises. Tel le poisson qui perd la vie sitôt tiré de l'eau, elles se laissent mourir pour ne point survivre à leur liberté naturelle. Si les animaux avaient entre eux des prééminences, ils feraient de cette liberté leur noblesse. D'autres bêtes, des plus grandes aux plus petites, lorsqu'on les prend, résistent si fort des ongles, des cornes, du bec et du pied qu'elles démontrent assez quel prix elles accordent à ce qu'elles perdent. Une fois prises, elles nous donnent tant de signes flagrants de la connaissance de leur malheur qu'il est beau de les voir alors languir plutôt que vivre, et gémir sur leur bonheur perdu plutôt que de se plaire en servitude. Que veut dire d'autre l'éléphant lorsque, s'étant défendu jusqu'au bout, sans plus d'espoir, sur le point d'être pris, il enfonce ses mâchoires et casse ses dents contre les arbres, sinon que son grand désir de demeurer libre lui donne de l'esprit et l'avise de marchander avec les chasseurs : à voir s'il pourra s'acquitter par le prix de ses dents et si son ivoire, laissé pour rançon, rachètera sa liberté ? 
Nous flattons le cheval dès sa naissance pour l'habituer à servir. Nos caresses ne l'empêchent pas de mordre son frein, de ruer sous l'éperon lorsqu'on veut le dompter. Il veut témoigner par là, ce me semble, qu'il ne sert pas de son gré, mais bien sous notre contrainte. Que dire encore ? 
Même les bœufs, sous le joug, geignent
Et les oiseaux, en cage, se plaignent
Je l'ai dit autrefois en vers...
 Etienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1549

samedi 21 juin 2014

Le Cri de la Carotte vers 1650

Tommaso Salini - Young Peasant with a Flask

Version cri du chou, par Cyrano de Bergerac, à l'occasion d'un voyage sur la Lune... 
Un jeune serviteur prit le plus vieux de nos deux philosophes pour le conduire dans une petite salle séparée et :
— Revenez nous trouver ici, lui cria mon précepteur, aussitôt que vous aurez mangé.
Il nous le promit. Cette fantaisie de manger à part me donna la curiosité d’en demander la cause :
— Il ne goûte point, me dit-on, de l’odeur de viande, ni même de celle des herbes, si elles ne sont mortes d’elles-mêmes, à cause qu’il les pense capables de douleur.
— Je ne m’ébahis pas tant, répliquai-je, qu’il s’abstienne de la chair et de toutes choses qui ont eu vie sensitive ; car en notre monde les pythagoriciens, et même quelques saints anachorètes, ont usé de ce régime ; mais de n’oser par exemple couper un chou de peur de le blesser, cela me semble tout à fait risible.
— Et moi, répondit le démon, je trouve beaucoup d’apparence à son opinion, car, dites-moi, ce chou dont vous parlez n’est-il pas autant créature de Dieu que vous ? N’avez-vous pas également tous deux pour père et mère Dieu et la privation ? Dieu n’a-t-il pas eu, de toute éternité, son intellect occupé de sa naissance aussi bien que de la vôtre ? Encore semble-t-il qu’il ait pourvu plus nécessairement à celle du végétant que du raisonnable, puisqu’il a remis la génération d’un homme aux caprices de son père, qui pouvait pour son plaisir l’engendrer ou ne l’engendrer pas : rigueur dont cependant il n’a pas voulu traiter avec le chou ; car, au lieu de remettre à la discrétion du père de germer le fils, comme s’il eût appréhendé davantage que la race des choux périt que celle des hommes, il les contraint, bon gré mal gré, de se donner l’être les uns aux autres, et non pas ainsi que les hommes, qui tout au plus n’en sauraient engendrer en leur vie qu’une vingtaine, ils en produisent, eux, des quatre cent mille par tête. De dire pourtant que Dieu a plus aimé l’homme que le chou, c’est que nous nous chatouillons pour nous faire rire ; étant incapable de passion, il ne saurait ni haïr ni aimer personne ; et, s’il était susceptible d’amour, il aurait plutôt des tendresses pour ce chou que vous tenez, qui ne saurait l’offenser, que pour cet homme dont il a déjà devant les yeux les injures qu’il lui doit faire. Ajoutez à cela qu’il ne saurait naître sans crime, étant une partie du premier homme qui le rendit coupable ; mais nous savons fort bien que le premier chou n’offensa point son Créateur au paradis terrestre. Dira-t-on que nous sommes faits à l’image du Souverain Etre, et non pas les choux ? Quand il serait vrai, nous avons, en souillant notre âme par où nous lui ressemblions, effacé cette ressemblance, puisqu’il n’y a rien de plus contraire à Dieu que le péché. Si donc notre âme n’est plus son portrait, nous ne lui ressemblons pas davantage par les mains, par les pieds, par la bouche, par le front et par les oreilles, que le chou par ses feuilles, par ses fleurs, par sa tige, par son trognon et par sa tête. Ne croyez-vous pas en vérité, si cette pauvre plante pouvait parler quand on la coupe, qu’elle ne dît :
« Homme, mon cher frère, que t’ai-je fait qui mérite la mort ? Je ne croîs que dans tes jardins, et l’on ne me trouve jamais en lieu sauvage où je vivrais en sûreté ; je dédaigne d’être l’ouvrage d’autres mains que les tiennes, mais à peine en suis-je sorti que pour y retourner. Je me lève de terre, je m’épanouis, je te tends les bras, je t’offre mes enfants en graine, et pour récompense de ma courtoisie, tu me fais trancher la tête ! »
Voilà les discours que tiendrait ce chou s’il pouvait s’exprimer. Hé ! comme à cause qu’il ne saurait se plaindre, est-ce dire que nous pouvons justement lui faire tout le mal qu’il ne saurait empêcher ? Si je trouve un misérable lié, puis-je sans crime le tuer, à cause qu’il ne peut se défendre ? Au contraire, sa faiblesse aggraverait ma cruauté ; car combien que cette malheureuse créature soit pauvre et soit dénuée de tous nos avantages, elle ne mérite pas la mort pour cela. Quoi ! de tous les biens de l’être, elle n’a que celui de végéter, et nous le lui arrachons. Le péché de massacrer un homme n’est pas si grand, parce qu’un jour il revivra, que de couper un chou et lui ôter la vie, à lui qui n’en a point d’autre à espérer. Vous anéantissez l’âme d’un chou en le faisant mourir : mais, en tuant un homme, vous ne faites que changer son domicile ; et je dis bien plus : Puisque Dieu, le Père commun de toutes choses, chérit également ses ouvrages, n’est-il pas raisonnable qu’il ait partagé ses bienfaits également entre nous et les plantes. Il est vrai que nous naquîmes les premiers, mais dans la famille de Dieu, il n’y a point de droit d’aînesse : si donc les choux n’eurent point leur part avec nous du fief de l’immortalité. ils furent sans doute avantagés de quelque autre qui par sa grandeur récompense sa brièveté ; c’est peut-être un intellect universel, une connaissance parfaite de toutes les choses dans leurs causes, et c’est peut-être aussi pour cela que ce sage moteur ne leur a point taillé d’organes semblables aux nôtres, qui n’ont, pour tout effet, qu’un simple raisonnement faible et souvent trompeur, mais d’autres plus ingénieusement travaillés, plus forts et plus nombreux, qui leur servent à l’opération de leurs spéculatifs entretiens. Vous me demanderez peut-être ce qu’ils nous ont jamais communiqué de ces grandes pensées ? Mais, dites-moi, que nous ont jamais enseigné les anges non plus qu’eux ? Comme il n’y a point de proportion, de rapport ni d’harmonie entre les facultés imbéciles de l’homme et celles de ces divines créatures, ces choux intellectuels auraient beau s’efforcer de nous faire comprendre la cause occulte de tous les événements merveilleux, il nous manque des sens capables de recevoir ces hautes espèces. Moïse, le plus grand de tous les philosophes, puisqu’il puisait, à ce que vous dites, la connaissance de la nature dans la source de la nature même, signifiait cette vérité, lorsqu’il parla de l’Arbre de Science, il voulait nous enseigner sous cette énigme que les plantes possèdent privativement la philosophie parfaite. Souvenez-vous donc, ô de tous les animaux le plus superbe ! qu’encore qu’un chou que vous coupez ne dise mot, il n’en pense pas moins. Mais le pauvre végétant n’a pas des organes propres à hurler comme nous ; il n’en a pas pour frétiller ni pour pleurer ; il en a toutefois par lesquels il se plaint du tour que vous lui faites, par lesquels il attire sur vous la vengeance du Ciel. Que si vous me demandez comment je sais que les choux ont ces belles pensées, je vous demande comment vous savez qu’ils ne les ont point, et que tel, par exemple, à votre imitation ne dise pas le soir en s’enfermant :
« Je suis, monsieur le Chou Frisé, votre très humble serviteur, CHOU CABUS. »
Cyrano de Bergerac, Histoire comique des Etats et Empires de la Lune, 1657

Comme quoi, pour penser que les végétaux souffrent, il faut être sacrément lunatique.


mercredi 5 mars 2014

André Masson - Tauromachie


Et une "belle" ekphrasis du cher Sartre, cité par Florence Burgat dans Une autre existence. La condition animale :

"J’ai longuement expliqué à Bost, en déjeunant, toutes les merveilles de la corrida. Mais il s’est trouvé qu’elle était mauvaise et il a été écœuré : “J’étais sûre qu’il serait indigné, ce protestant”, a dit le Castor. Mauvais toros, mauvais toreros. Tu me diras qu’il est honteux de parler de “mauvais toros”, tout autant que “d’indigènes paresseux” car enfin ils ne nous demandent rien et on va les chercher. D’accord et c’est bien ce qui indignait Bost. “Vous m’aviez dit que le toro prenait part à la course. Mais il se désintéresse totalement de la question.” Et il est de fait que le toro idéal, celui dont le torero “fait ce qu’il veut” est une sorte de saint-cyrien des taureaux, coléreux, héroïque et stupide, qui fonce partout. Ceux qu’on nous a montrés reculaient devant l’étoffe rouge en grattant le sol de leurs sabots et en mugissant lamentablement. Il y en a même un qu’on n’a pas pu tuer : il foutait le camp. Alors on a fait entrer dans l’arène un veau avec des clochettes et le veau a remmené paisiblement le toro sanglant à sa suite. Les toreros faisaient des passes correctes mais ils tuaient mal. Les bêtes saignaient tout ce qu’elles savaient et il fallait s’y reprendre à quatre fois pour les tuer. On leur arrachait l’épée inefficace plantée dans leur nuque avec une canne (“Pourquoi pas avec un parapluie” disait Bost furieux) et on leur en plongeait une autre et ainsi de suite jusqu’à ce qu’ils tombent. Encore fallait-il alors les achever au couteau […] Ça ne ressemblait en rien aux courses d’Espagne et pourtant c’était bien plaisant pour nous parce que ça nous rappelait l’Espagne."

Sartre, Jean-Paul, Lettres au Castor et à quelques autres (1926-1939), Paris, Gallimard, 1983, p.250


Paul Eluard - Mouillé


Mouillé

La pierre rebondit sur l’eau,
La fumée n’y pénètre pas.
L’eau, telle une peau
Que nul ne peut blesser
Est caressée
Par l’homme et par le poisson.

Claquant comme corde d’arc,
Le poisson, quand l’homme l’attrape,
Meurt, ne pouvant avaler
Cette planète d’air et de lumière.

Et l’homme sombre au fond des eaux
Pour le poisson
Ou pour la solitude amère
De l’eau souple et toujours close.

Paul Eluard, Les Animaux et leurs hommes, les hommes et leurs animaux, 1920

mardi 2 avril 2013

Zoopolitique et différance

Le sacrifice de ce que l'on appelle "l'animal", ainsi qu'il est représenté par le concept de pharmakon, permet l'institution de la société humaine, qui se définit dans un jeu d'oppositions avec "l'animal". En ce sens, le sacrifice animal est une notion hautement politique, d'où la volonté chez Derrida de parler de zoopolitique.

La zoopolitique serait le "lieu d'une analyse et d'une interprétation de ce qu'est notre modernité politique en ses liens avec l'animalité de l'homme et celle de l'animal" (p.50) et avec la façon dont elle oppose l'humain et l'animal.

La question de la limite
Si Derrida cherche à déconstruire cette opposition, ce n'est pas pour instaurer une continuité absolue entre tous les êtres vivants, sans aucune forme de distinction, mais plutôt pour souligner l'immense complexité des limites entre les différentes formes de vivants, qui dépasse largement le simpliste humain/non-humain. Cette instauration d'une limite totalement arbitraire serait l'origine même de la violence.

"La discussion devient intéressante quand, au lieu de se demander s'il y a ou non une limite discontinuante, on cherche à penser ce que devient une limite quand elle est abyssale, quand la frontière ne forme pas une seule ligne indivisible mais plus d'une ligne en abîme ; et quand, par conséquent, elle ne se laisse plus tracer, ni objectiver ni compter comme une et indivisible. Que sont les bords d'une limite qui croît et se multiplie à se nourrir d'abîme ?" Jacques Derrida, "L'animal que donc je suis", L'animal autobiographique, Paris, Galilée, 1999, p.281, cité par Florence Burgat, Une autre existence - La condition animale, Paris, Albin Michel, 2012, p.303

Un orang-outan appelé Jack, étude faite au Jardin des Plantes - Jean Pierre Dantan, 1836
Cette sculpture en bronze faisait partie de l'exposition Beauté Animale de 2012 au Grand Palais, à Paris. Même si on y reconnait clairement un orang-outan, l'expression du visage, emplie de lucidité, est frappante. Les poils hérissés sur la tête forment une sorte de couronne de lauriers qui rappelle les héros antiques. Le choix de sculpter un buste, habituellement réservé aux humains, n'est pas anodin. Une image de dignité qui semble traverser sans honte la sacro-sainte limite humain/animal.

Différance
Le concept de différance chez Derrida est particulièrement parlant lorsqu'il est mis en relation avec la question de l'animalité. La différance, c'est "la condition de possibilité même de la différence" (Florence Burgat, op. cit., p.221), c'est l'idée que la notion même de différence ne peut exister qu'en rapport avec autre chose, et pas seulement dans la chose elle-même. Ce qui est différent est différent parce que cela diffère d'autre chose. Ce qui est différent n'est jamais tout de suite, d'emblée différent, mais il y a comme un mouvement de temporisation indispensable à l'institution d'une différence : c'est différent... toujours par rapport à autre chose, ailleurs, et jamais en soi. Cette temporisation, c'est la différance (qui vient de différer, signifiant à la fois ajourner et différencier).

Ainsi, l'animal n'est pas en soi différent. C'est dans cette temporisation, cette attente d'un autre terme (l'humain) contre lequel on le construit, qu'il diffère ; le problème étant précisément que cet "humain" est défini de manière totalement arbitraire dans sa simple opposition avec "l'animal". On voit en quoi cette construction mentale ne repose sur rien de stable puisque la prémisse dépend de la conclusion et vice versa !

Or la différance, cette idée de singularisation, dans le temps et l'espace, toujours par rapport à autre chose, est un mouvement qui dépasse de loin la simple distinction humain/animal. Pour Derrida, "il y a de la différance (avec un "a") dès qu'il y a de la trace vivante, un rapport vie/mort, ou présence/absence", "dès qu'il y a du vivant [...] à travers et malgré toutes les limites que la plus forte tradition philosophique ou culturelle a cru pouvoir reconnaître entre l'homme et l'animal" (Jacques Derrida, De quoi demain... Dialogue avec Elisabeth Roudinesco, Paris, Fayard et Galilée, 2001, p.145, cité par Llored, p.53). Le vivant en soi est différance en cela que le mouvement de la vie-même est singularisation par rapport à un environnement, ainsi que le développe Florence Burgat. L'idée de limite stricte entre l'humain et l'animal se noie ainsi dans la différance.

La zoopolitique
Lorsque l'on réfléchit à la politique dans son rapport avec l'animalité, on doit, d'après Derrida, se garder de deux écueils anthropocentristes : l'idée que la souveraineté humaine est une bestialité, et l'idée inverse que le comportement des animaux non-humains est une forme d'organisation politique. Autrement dit, la politique n'est pas une forme d'expression de la bestialité humaine, tout comme l'organisation des sociétés animales n'est pas une forme d'humanité : la limite entre "nature" et "culture" est bien plus complexe. En refusant ces écueils anthropocentristes, on réussit à cerner "la spécificité radicale de la politique moderne", c'est-à-dire sa violence, sans l'excuser par un argument biologique.

Pour Derrida, la politique moderne, la souveraineté, ne parvient à se penser qu'en rapport avec "une thèse métaphysique portant sur l'animalité" (p.57), qui aujourd'hui s'exprime dans le phénomène du pharmakon exposé dans l'article précédent. La zoopolitique, c'est cette impossibilité de penser la politique en dehors du pharmakon animal, c'est cette contradiction entre, d'une part, l'exclusion de l'animal non-humain et de l'animal dans l'homme, et d'autre part, la violence de cette exclusion qui devient elle-même bestiale, mais qui se pose, elle, comme acceptable, car organisée et légalisée. Cette violence vient de ce que le souverain, pour exercer son pouvoir, doit être au-dessus de la loi ; l'animal étant "hors la loi", le souverain, par la violence bestiale, s'identifie à l'animal pour exercer son pouvoir. Il exerce ce pouvoir à l'encontre de l'animal, car ce dernier n'est pas protégé par la loi, étant jugé incapable de souscrire à un contrat d'engagements mutuels (droits/devoirs), incapable de répondre de ses actes. On voit ainsi clairement la machine infernale que constitue la souveraineté moderne pour les animaux.

Dès lors, la seule manière de changer ce système serait de montrer que l'animal ne fait pas que réagir mais qu'il peut aussi répondre (notamment "répondre de ses actes", en être responsable, être une subjectivité qui affirme son existence et son indépendance par ses actes singuliers, cohérents, décidés et assumés, ce dont on peut difficilement douter après avoir lu le dernier ouvrage de Florence Burgat). Car l'animal non-humain n'a-t-il pas aussi un certain langage ?

[A suivre pour quelques notes sur les deux derniers concepts...]