mercredi 4 janvier 2012

Jacques Derrida - L'Animal que donc je suis 3/3

La guerre sacrificielle contre l'animal comme moyen de constitution de l'humanité... jusqu'à aujourd'hui ?

Selon Derrida, "le cartésianisme appartient, sous cette indifférence mécaniste, à la tradition judéo-christiano-islamique d'une guerre contre l'animal, d'une guerre sacrificielle aussi vieille que la Genèse" (p.140) [...] "cette violence ou cette guerre ont été, jusqu'ici, constitutives du projet ou de la possibilité même d'un savoir technoscientifique dans le processus d’humanisation ou d'appropriation de l'homme par l'homme, y compris dans ses formes éthiques ou religieuses les plus élevées" [...] "Aucune noblesse éthique ou sentimentale ne doit nous dissimuler cette violence". Notez-bien le "jusqu'ici", qui semble sous-entendre qu'une sortie de cette guerre contre l'animal est un avenir possible pour l'homme dès aujourd'hui. Je regrette d'ailleurs que certains philosophes d'aujourd'hui semblent omettre de remarquer ce détail, et se permettent dès lors de résumer la pensée de Derrida à l'idée que "le sacrifice (notamment carnivore) de l’animal possède une fonction cardinale dans le procès par lequel l’homme s’auto-assigne une subjectivité qui le distingue de l’animal, et [que] la distinction entre l’homme comme être vivant politique et l’animal comme être vivant a-politique se situe à l’origine de l’État moderne." (Source : Philosophie n°112, Editions de Minuit). Encore une tentative grossière pour justifier la consommation de produits animaux, alors que tout le discours de Derrida montre bien qu'il cherche à souligner les problèmes d'une telle pratique... Peut-on vraiment oser affirmer que le massacre des animaux est ce qui nous permet d'avoir une subjectivité et un système politique ? Je veux bien comprendre qu'il puisse y avoir certains liens, mais certainement pas qu'ils soient indispensables. J'espère que c'est simplement le résumé qui ne fait pas honneur à l'article qui se trouve dans Philosophie, que j'espère pouvoir lire prochainement, et qui a été écrit par un certain Patrick Llored qui semble, par ailleurs, très sensible à la cause animale et partisan du véganisme.

"Cette haine belliqueuse au nom des droits de l'homme, en somme, loin de soustraire l'homme à l'animalité au-dessus de laquelle il prétend s'élever, confirme qu'il y a là une sorte de guerre entre les espèces. Et que l'homme de la raison pratique reste bestial dans son agressivité défensive et répressive, dans son exploitation de l'animal à mort" p.141

Un parallèle avec le génocide juif ?

Derrida cite Adorno : "pour un système idéaliste [comme le système de Kant et de Descartes], les animaux jouent virtuellement le même rôle que les Juifs pour un système fasciste. [...] Et ce fascisme commence quand on insulte un animal, voire l'animal dans l'homme." (p.143) Insulter un homme d'animal impliquerait qu'animal est une insulte. Or l'animalité de l'homme est un tabou. Il y a une haine du kantien pour cette animalité.

Derrida cite également Elisabeth de Fontenay dans La raison du plus fort, où elle parle des penseurs juifs de l'éthique animale (Peter Singer notamment) : "des victimes de catastrophes historiques ont en effet pressenti dans les animaux d'autres victimes, comparables jusqu'à un certain point à eux-mêmes et aux leurs." (p.145)

On notera malgré tout le caractère frileux de la manière dont Derrida propose de penser un parallèle entre le génocide juif et l'exploitation animale massive : il se cache derrière des citations d'autres auteurs.

Vers une nouvelle manière de penser les animaux dans la philosophie occidentale

Derrida dénonce le postulat du système philosophique idéaliste :
"Ce soi-disant "humanisme rationaliste" se presse d'enfermer et de délimiter aussi bien le concept d'homme que celui de raison"[...]
"Le simplisme, la méconnaissance, la dénégation violente que nous analysons en ce moment me paraissent aussi des trahisons à l'égard de possibilités humaines refoulées, d'autres pouvoirs de la raison, d'une logique argumentative plus compréhensive, d'une responsabilité plus exigeante quant au pouvoir questionnant et quant à la réponse, aussi bien au regard de la science - et par exemple, ce n'est qu'un exemple, au regard des savoirs zoologiques ou éthologiques les plus ouverts et les plus critiques." p.146
Derrida appelle donc à raisonner d'une manière différente et nouvelle au sujet des animaux et de l'homme.

La justice envers l'animal comme racine de toute justice humaine ?

Derrida montre que même Lévinas, dans sa réflexion sur la notion de justice, omet la question de l'animal, qui pourtant pourrait y être d'une grande utilité. Les animaux étant radicalement "autres" par rapport aux êtres humains, la compassion que nous éprouvons pour eux malgré leur différence pourrait être un tremplin vers la nécessité de justice entre tous les hommes  : 
"On pourrait imaginer que l'animal, l'autre-animal, l'autre comme animal, occupe, entre les hommes et les visages de ceux qui se regardent comme des frères ou des prochains, la place du tiers, et donc du premier appel à la justice." Mais Lévinas ne le dit pas ainsi, et s'arrête à la frontière humaine... p.155
"Cet au-delà des partenaires, donc du duel spéculaire ou imaginaire, ne doit-il pas, pour rompre avec l'image et avec le semblable, se situer au moins dans un lieu d'altérité assez radicale pour qu'on doive y rompre avec toute identification d'une image de soi, avec tout vivant semblable, et donc avec toute fraternité ou toute proximité humaine, avec toute humanité ?" p.181 Autrement dit pour être sûr d'inclure toute l'humanité, tout ce qui semble humain dans notre notion de justice, il faut commencer par appliquer cette justice envers ce qui est radicalement différent de l'humain, les animaux.
Derrida fait aussi remarquer que lors d'une conférence, face à la question "l'animal a-t-il un visage ?" (au sens de "visage" très spécifique à Lévinas), Lévinas a avoué qu'il ne pouvait pas répondre, parce qu'il ne savait pas, n'avait pas pris le temps de réfléchir à la question. Un aveu d'échec qui en dit long.

Conclusion

En résumé, voici les grandes lignes que l'on peut retenir de la pensée derridienne à l'égard des animaux :
"Il s'agit aussi de se demander si ce qui s'appelle l'homme a le droit d'attribuer en toute rigueur à l'homme, de s'attribuer, donc, ce qu'il refuse à l'animal, et s'il en a jamais le concept pur, rigoureux, indivisible en tant que tel." p.185-186 Autrement dit, toujours nous demander si notre justification de l'utilisation animale n'est pas seulement basée sur des postulats, des notions qui ne sont pas démontrées rigoureusement.
"Au lieu de simplement rendre la parole à l'animal, ou donner à l'animal ce dont l'homme le prive en quelque sorte, marquer que l'homme en est aussi, d'une certaine manière, "privé", privation qui n'est pas une privation, et qu'il n'y a pas de "en tant que tel" pur et simple." p.219 Autrement dit, toujours se demander s'il y a réellement des différences structurelles entre le comportement des animaux et celui des hommes. Ce qui nous dirige dans nos actions, est-ce vraiment si différent de ce qui dirige les actions des animaux ? Si oui, notre manière d'agir est-elle vraiment plus efficace que celle des animaux ?
On retrouve donc dans la pensée de Derrida de nombreux éléments qui semblent aller dans le sens du véganisme. On peut malgré tout regretter qu'à aucun moment le philosophe ne parle de ce genre de mesure concrète qui serait l'application de son discours. Derrida semble même avoir une vision négative du végétarisme ou du mouvement pour les "droits des animaux". Il affirme en effet, en parlant de la domination que l'homme exerce sur les animaux :
"Et cette domination s'exerce aussi bien dans la violence infinie, voire dans le tort sans fond que nous infligeons aux animaux, que dans les formes de protestation qui partagent au fond les axiomes, les concepts fondateurs au nom desquels s'exerce cette violence, même quand elles s'orientent vers une Déclaration des droits de l'animal ou une culture écologique ou végétarienne dont l'histoire est déjà si riche et si ancienne."
Comment comprendre cette accusation ? Comment Derrida peut-il voir la "Déclaration des droits de l'animal" et le végétarisme comme des formes de domination ? Peut-être a-t-il remarqué, comme tous les véganes, que la Déclaration ne vise pas à abolir l'utilisation animale, mais seulement à la réglementer (bons traitements, mort indolore, soins des animaux de compagnie et "respect" des animaux de loisir). Peut-être sait-il également que le végétarisme ne va pas assez loin (utilisation des animaux pour les produits laitiers, les oeufs, le cuir, la laine...). On peut dès lors se demander : Qu'aurait pensé Derrida du véganisme ? Pourquoi ne le mentionne-t-il pas alors qu'il me semble que son discours y mène tout droit ? Il est malheureux de constater qu'apparemment, la société actuelle est tellement embourbée dans l'utilisation animale que Derrida lui-même n'est pas parvenu à pousser sa réflexion jusque là, peut-être à cause d'un manque d'information sur le sujet, ce qui donne dès lors le sentiment à ses lecteurs qu'aucune solution concrète n'est possible. Espérons que le mouvement végane parvienne à mettre largement en avant ces solutions.

Jacques Derrida - L'Animal que donc je suis 2/3

L'animal comme manque ?

Derrida s'efforcer de réfuter la plupart des raisonnements au sujet de l'animal des philosophes majeurs qui l'ont précédé depuis Descartes. Il affirme d'ailleurs :
"On ne comprend un philosophe qu'à bien entendre ce qu'il entend démontrer, et en vérité échoue à démontrer, de la limite entre l'homme et l'animal." p.147  
Derrida fait intervenir la question complexe d'un manque chez l'animal, qui, selon pratiquement tous les philosophes depuis Descartes, le caractériserait comme animal en opposition à l'humain. Voici les critères selon lesquels on pourrait, selon ces philosophes, distinguer un homme d'un animal :
"1) la non-réponse, l'incapacité à répondre, à répondre à nos questions, donc à entendre nos points d'interrogation ; 2) un manque, un défaut ou un déficit général, une déficience non spécifiée, sauf à dire que c'est un manque incommensurable au manque, à tous les manques, à toutes les déficiences ou pauvretés, à toutes les privations dont nous pouvons être affectés, même en cas de débilité ou de folie. Ce dont manque l'animal, dans sa perfection même, son défaut, est incommensurable à ce dont manque l'imperfection humaine qui tire de ce manque, de ce défaut incomparable, sa supériorité." p.116
En d'autres termes, ce qui manquerait d'emblée à l'animal selon ces philosophes (bien que personne n'arrive précisément à le définir) ne pourrait en aucune circonstance manquer à un humain, même à l'humain le plus déficient, stupide, affaibli, etc. C'est sur cette hypothèse non démontrée, basée sur un postulat, d'un manque chez l'animal que l'homme fonde sa supériorité.

Selon de nombreux philosophes, il manquerait également à l'animal la capacité de vraiment répondre quand on lui pose une question (le questionnement étant pris au sens large, pas seulement par la parole, mais aussi par le comportement par exemple ; disons, de manière générale, que toute tentative d'interaction avec un animal est une forme de questionnement qu'on lui adresse - un animal réagit-il vraiment de manière spécifique au signe précis qu'on lui fait, ou n'est-ce, par exemple, que son instinct qui réagit à un type de signe prédéterminé dans ses gênes ? En gros, l'animal n'est-il qu'une machine ?). Derrida tente de montrer de toute manière, tout comportement qui marque, par exemple, l'accord ou le désaccord de l'animal face à notre tentative d'interaction, constitue de toute façon une forme de réponse, qu'elle est pratiquement toujours appropriée et qu'il n'y a pas de raison de chercher plus loin. Par exemple, qu'un animal s'enfuie à l'approche d'un humain, n'est-ce pas la réponse la plus appropriée qu'il pourrait donner, vu notre propension à lui faire du mal ?  "Si on lie le concept de l'animal, comme ils le font tous, de Descartes à Heidegger, de Kant à Lévinas et à Lacan, à la double impossibilité, à la double incapacité de la question réponse, est-ce qu'alors le "moment", l'instance, la possibilité de la Zusage (acquiescement, affirmation, accord, etc.) appartient à une "expérience" du langage dont on peut dire que, même si elle n'est pas "animale" en elle-même, l'"animal" ne saurait en être privé ?" note p.62

L'ombre menaçante d'un monde sans animalité

Descartes, dans le cadre de son raisonnement sur l'animal-machine, fait à un moment l'hypothèse d'un monde habité par un homme qui n'aurait jamais vu aucun animal, "aucuns autres animaux que les hommes". Derrida souligne à quel point la perspective d'un tel monde pourrait presque sembler d'actualité aujourd'hui vu l'industrialisation de la production animale et la systématisation de l'utilisation animale. Il parle donc du "symptôme d'un désir ou d'un phantasme : le tableau d'un monde après l'animalité, après une sorte d'holocauste, un monde dont l'animalité, d'abord présente à l'homme, aurait un jour disparu. Elle aurait été détruite ou anéantie par l'homme, soit purement et simplement, ce qui paraît à peu près impossible même si on se sent en route vers ce monde sans animaux, soit à travers un traitement dévitalisant ou désanimalisant, d'autres diraient dénaturant de l'animalité, la production de figures si nouvelles de l'animalité qu'elles paraîtraient assez monstrueuses pour appeler un changement de nom ; cette science-fiction de plus en plus crédible aurait commencé avec la domestication apprivoisante, le dressage, la neutralisation, l'acculturation, et se poursuivrait avec l'exploitation médico-industrielle, les interventions massives sur le milieu et la reproduction, les transplantations génétiques, le clonage, etc." p.114

L'animal comme simple moyen jusque dans la littérature

Une remarque littéraire intéressante au sujet des fables animales, style La Fontaine : "L'affabulation, on en connaît l'histoire, reste un apprivoisement anthropomorphique, un assujettissement moralisateur, une domestication. Toujours un discours de l'homme, mais pour l'homme, et en l'homme." p.60 

L'homme comme animal-machine ?

Dans un passage de son discours, Derrida souligne le caractère presque absurde, basé sur un simple postulat, d'un raisonnement kantien sur l'animal :
"Dans leur multiplicité, les ruches se font une guerre qui, selon Kant, n'est pas comparable aux guerres humaines. Elles déchaînent leurs frelons en vue de rester dans un état de nature belliqueux, dans un rapport de ruse, de violence, d'exploitation de la force des autres, alors que la guerre humaine (dont Kant fait en somme implicitement l'éloge, comme souvent) fait passer de l'état de nature sauvage à l'état de société."
Notez bien qu'il s'agit d'un des philosophes les plus reconnus à l'heure actuelle, Kant, faisant explicitement l'éloge de la guerre entre les hommes (cette attitude très surprenante de Kant sur ce point précis ne doit pourtant pas nous amener à discréditer son oeuvre entière, évidemment). Kant écrit donc lui-même : "il s'agit seulement, pour les abeilles, d'utiliser par la ruse ou la violence le labeur des autres. Chaque peuple cherche à accroître ses forces en se soumettant ses voisins ; et que ce soit avidité à s'agrandir ou crainte d'être englouti par l'autre si on ne le gagne de vitesse, la guerre intérieure ou extérieure, dans notre espèce, a beau être un grand mal, elle est pourtant le mobile qui fait passer de l'état sauvage de nature à l'état social." (p.135) Pour Kant, cette guerre est "un mécanisme de la Providence", Providence qui "voit d'avance et le mal et à quoi peut servir le mal". C'est donc, assez ironiquement, un mécanisme qui "fonctionne comme une machine à stabiliser et à régulariser le cours d'une société et d'une histoire." (p.136) Si la vie humaine est elle aussi régie par des mécanismes (qu'ils soient divins ou naturels), l'être humain est-il alors si différent des animaux qu'il traite, depuis Descartes, comme des machines ? Avons-nous réellement moins de raisons de penser que l'homme est une machine que de penser qu'un animal est une machine, voire le simple rouage d'une grande machine divine selon certains ?

Jacques Derrida - L'Animal que donc je suis 1/3






Voici quelques extraits du livre de Jacques Derrida L'Animal que donc je suis, qui est en réalité tiré des conférences qu'il a données sur la question animale. Mes commentaires n'engagent que moi. La lecture de Derrida m'amène à me faire certaines réflexions, mais bien qu'ayant suivit des cours de philosophie d'un bon niveau, je ne suis pas agrégée de philosophie ni spécialement douée dans cette matière ni quoi que ce soit du genre. Il est donc fort probable que la position de Derrida sur le sujet soit mille fois plus complexe que ce que je suis capable de voir. De plus, ces citations ont été sélectionnées lors d'une lecture sélective pour leur rapport avec la question animale d'un point de vue végane. Dans le texte original, beaucoup d'autres sujets sont également développés. Enfin, Derrida fait référence à des concepts majeurs de certains grands philosophes (l'animal-machine de Descartes, le visage chez Lévinas...) qui sont parfois assez complexes mais qu'il n'est pas nécessaire de connaître pour comprendre le fond du message.

Le critère de la souffrance

"A la question "Can they suffer ?", la réponse ne fait aucun doute. Elle n'a d'ailleurs jamais laissé place au doute ; c'est pourquoi l'expérience que nous en avons n'est pas même indubitable : elle précède l'indubitable, elle est plus vieille que lui. Point de doute, non plus, pour la possibilité, alors, en nous, d'un élan de compassion, même s'il est ensuite méconnu, refoulé ou dénié, tenu en respect. [...] Oui ils souffrent, comme nous qui souffrons pour eux et avec eux." p.50
A ce sujet il me semble que la question de la souffrance animale n'est ni plus ni moins une évidence que la question de la souffrance humaine. N'ayant pas accès à l'intériorité d'un animal souffrant ni à celle d'un humain souffrant, comment pourrais-je être sûre qu'ils souffrent "vraiment" ? Avons-nous plus de raison de croire que les humains souffrent que de raisons de croire que les animaux souffrent ? Je n'en ai pas l'impression. A l'oeil nu, c'est-à-dire même sans outil médical perfectionné mesurant les influx nerveux ou autre, nous ne remettons en général pas en question la souffrance humaine quand elle se traduit par des cris, des contorsions du corps, des yeux exhorbités, des tentatives pour échapper à ce qui cause la souffrance, etc. Pourquoi le ferions-nous alors pour les animaux qui présentent le même genre de réactions ? Et pour ceux chez qui nous avons des difficultés pour déchiffrer ce genre de signal, par exemple en raison d'une physionomie très particulière, il y a toutes les raisons de se dire qu'ils peuvent souffrir comme tous les autres, tant que nous n'en avons pas la preuve contraire.

Selon Derrida, nous venons de vivre "deux siècles d'une lutte inégale, d'une guerre en cours et dont l'inégalité pourrait un jour s'inverser, entre, d'une part, ceux qui violent non seulement la vie animale mais jusqu'à ce sentiment de compassion et, d'autre part, ceux qui en appellent au témoignage irrécusable de cette pitié." p.50

La question du propre de l'homme

"Une discussion n'a aucun intérêt quant à l'existence de quelque chose comme une discontinuité, une rupture et même un abîme entre ceux qui s'appellent des hommes et ce que les soi-disant hommes, ceux qui se nomment des hommes, appellent l'animal. Tout le monde est d'accord à ce sujet, la discussion est close d'avance, et il faudrait être plus bête que les bêtes pour en douter. Les bêtes mêmes savent cela." p.52
Au sujet de la spécificité humaine par rapport au reste du règne animal, voir mon article "Défaillance et ataraxie". Derrida insiste sur le fait que la rupture entre les hommes et le reste des animaux constitue une "bordure multiple et hétérogène". Nous sommes "une multiplicité hétérogène de vivants". Or le domaine du vivant se caractérise par "des rapports d'organisation et d'inorganisation entre des règnes de plus en plus difficiles à dissocier. [...] A la fois intimes et abyssaux, ces rapports ne sont jamais totalement objectivables". En effet on peut constater qu'à l'heure actuelle la science semble se rendre compte qu'il est difficile de mettre des limites claires aux notions d'animal ou de végétal.
"Il faut envisager qu'il y ait des "vivants" dont la pluralité ne se laisse pas rassembler dans la seule figure de l'animalité simplement opposée à l'humanité." 
[...]"Il faudrait prendre en compte une multiplicité de limites et de structures hétérogènes : parmi les non-humains, et séparés des non-humains, il y a une multiplicité immense d'autres vivants qui ne se laissent en aucun cas homogénéiser, sauf violence et méconnaissance intéressée, sous la catégorie de ce qu'on appelle l'animal ou l'animalité en général. Il y a tout de suite des animaux et, disons, l'animot. La confusion de tous les vivants non humains sous la catégorie commune et générale de l'animal n'est pas seulement une faute contre l'exigence de pensée, la vigilance ou la lucidité, l'autorité de l'expérience, c'est aussi un crime : non pas un crime contre l'animalité, justement, mais un premier crime contre les animaux, contre des animaux." p.73 
"Il suit de là que jamais on n'aura le droit de tenir les animaux pour les espèces d'un genre qu'on nommerait l'Animal, l'animal en général. Chaque fois que "on" dit "l'Animal", chaque fois que le philosophe, ou n'importe qui, dit au singulier et sans plus "l'Animal", en prétendant désigner ainsi tout vivant qui ne serait pas l'homme, [...] eh bien, chaque fois, le sujet de cette phrase, ce "on", ce "je", dit une bêtise. [...] Et ce "je dis une bêtise" devrait confirmer non seulement l'animalité qu'il dénie mais sa participation engagée, continuée, organisée à une véritable guerre des espèces." p.53-54
"Dans ce concept à tout faire, dans le vaste camp de l'animal, au singulier général, dans la stricte clôture de cet article défini [...] seraient enclos, comme dans une forêt vierge, un parc zoologique, un territoire de chasse ou de pêche, une terrain d'élevage ou un abattoir, un espace de domestication, tous les vivants que l'homme ne reconnaîtrait pas comme ses semblables, ses prochains ou ses frères." p.56
"Cet accord du sens philosophique et du sens commun pour parler tranquillement de l'Animal au singulier général est peut-être l'une des plus grandes bêtises, et des plus symptomatiques, de ceux qui s'appellent des hommes."
Derrida parle de "la bêtise et la bestialité comme ce dont les bêtes en tout cas sont par définition exemptes" :

"On ne saurait parler, on ne le fait jamais d'ailleurs, de la bêtise ou de la bestialité d'un animal. Ce serait là une projection anthropomorphique de ce qui reste réservé à l'homme, comme la seule assurance, finalement, et le seul risque, d'un "propre de l'homme"." p.65
"La férocité de l'homme à l'endroit de son semblable dépasse tout ce que peuvent les animaux, et à la menace qu'elle jette à la nature entière, les carnassiers eux-mêmes reculent horrifiés. Mais cette cruauté même implique l'humanité. C'est un semblable qu'elle vise, même dans un être d'une autre espèce." Citation de Lacan, Ecrits
p.178
Lévinas parle dans une de ses oeuvres de l'expérience du camp nazi, où l'on n'est que des "semi-hommes", et où pourtant c'est dans le regard affectueux et reconnaissant d'un chien qu'il s'est à nouveau vu comme un homme à part entière. Lévinas aurait alors retrouvé son "propre" humain dans le regard de ce chien. Pourtant, Derrida fait remarquer que "pour les bêtes chassées, battues ou abattues, nous sommes aussi, hélas, des hommes qu'elles identifient trop vite, malheureusement, comme des hommes." p.157 Notre propre serait donc aussi d'être ces êtres féroces et bestiaux.

Autrement dit, l'homme risque donc de découvrir que "le propre de l'homme" dont il semble en général être si fier n'est peut-être justement rien d'autre que sa capacité à être "bête" et "bestial", là où les autres animaux ne le sont pas, ne peuvent pas l'être de par leur nature même. Derrida dénonce ainsi ce "schéma invariant du discours philosophique occidental" : 

"le propre de l'homme, sa supériorité assujettissante sur l'animal, son devenir-sujet même, son historicité, sa sortie hors de la nature, sa socialité, son accès au savoir et à la technique, tout cela, et tout ce qui constitue (en un nombre non fini de prédicats) le propre de l'homme, tiendrait à ce défaut originaire, voire à ce défaut de propriété, à ce propre de l'homme comme défaut de propriété - et au "il faut" qui y trouve son essor et son ressort." p.70
J'aimerais essayer d'éclaircir un peu le passage ci-dessus. Le "défaut originaire" de l'homme dont il parle serait donc sa capacité unique à être "bestial" et "bête", c'est-à-dire à agir de façon non-appropriée aux circonstances (non-approprié = "défaut de propriété"). Dès lors, l'homme ayant des difficultés, de par sa nature même, à agir de façon appropriée, il a besoin d'impératifs moraux, de règles pour guider son comportement, de "il faut", "il faut que je fasse ceci mais pas cela etc.".

Derrida parle d'"une certaine perfection originaire de l'animal" opposée au "défaut originaire" de l'homme :
"Si la "connaissance humaine" est "plus autonome que celle de l'animal du champ de forces du désir", et si "l'ordre humain se distingue de la nature", c'est en raison, paradoxalement, d'une imperfection, d'un défaut originaire de l'homme qui n'a reçu la parole et la technique, en somme, que là où il lui manque quelque chose." p.167 (les passages entre guillemets dans le texte sont des citations de Lacan)