samedi 9 mars 2013

Pharmakon

Après avoir exposé le concept de carnophallogocentrisme, c'est tout naturellement que Llored enchaîne sur l'idée de pharmakon, qui vient parfaitement compléter la première notion.


Pharmakon

Pharmakon, en grec, peut signifier à la fois "poison" et "remède". Ainsi, l'emblème paradoxal des pharmacies françaises représente-t-il la coupe d'Hygie, déesse de la santé, autour de laquelle s'enroule un serpent : le venin s'annonce en même temps remède. Llored, en réinterprétant Derrida, propose de voir l'animal dans les sociétés occidentales comme un véritable pharmakon : l'humanité se pense, se constitue en opposition à l'animalité. Elle écrit sa propre histoire à partir d'un contre-modèle absolu, l'animal. Dès lors, aussi négatif ou repoussant que puisse être ce contre-modèle, il est en même temps indispensable à la constitution même de l'humanité. Cette dernière ne peut donc pas se passer de ce contre-modèle et en devient dangereusement dépendante, le comble étant que cet "animal" indispensable n'est rien de plus qu'une fable, ne reflétant aucune réalité matérielle, comme l'exprime parfaitement Derrida : "parmi les non-humains, et séparés des non-humains, il y a une multiplicité immense d'autres vivants qui ne se laissent en aucun cas homogénéiser, sauf violence et méconnaissance intéressée, sous la catégorie de ce qu'on appelle l'animal ou l'animalité en général" voir ici.

L'animal représenterait donc le mal, jouerait le rôle de bouc-émissaire qui doit être expulsé, d'après un rituel déterminé, à la fois du corps biologique du sujet souverain (répression de notre "animalité") et du corps de la cité (sacrifice carnivore et sacrifice politique qui refuse toute considération juridique à l'animal alors même qu'il est indispensable à la constitution de la souveraineté, comme nous l'avons vu dans l'article précédent). Il me semble que l'on peut retrouver ce système de bouc-émissaire servant à renforcer un groupe dominant à bien d'autres échelles de la société humaine : dans une classe d'élèves mais aussi dans le sexisme, le racisme... Toutes ces sortes d'expulsions n'étant pas sans rapport, justement, avec un certain rejet d'une prétendue animalité, faisant en quelque sorte de toutes les victimes de ces discriminations des pharmakoi modernes.

Derrida dans le texte
"Le corps propre de la cité reconstitue donc son unité [...] en excluant violemment de son territoire le représentant de la menace ou de l'agression extérieure. Le représentant représente sans doute l'altérité du mal qui vient affecter et infecter le dedans, y faisant imprévisiblement irruption. Mais le représentant de l'extérieur n'en est pas moins constitué, régulièrement mis en place par la communauté, choisi, si l'on peut dire, dans son sein, entretenu, nourri par elle, etc. Les parasites étaient, comme il va de soi, domestiqués par l'organisme vivant qui les héberge à ses propres dépens." Jacques Derrida, "La pharmacie de Platon" (1968), repris dans La Dissémination, Paris, Le Seuil, 1972, p.166, cité par Llored p.44.

Ainsi, la cité, paradoxalement, accueille d'une certaine manière ce qu'elle souhaite rejeter. On peut facilement faire le parallèle avec la condition animale aujourd'hui en Occident, ces animaux majoritairement accueillis pour être d'autant mieux "exclus", et avec quelle violence, ces animaux "hébergés", "domestiqués", "nourris", "entretenus", notamment par l'industrie, pour être d'autant mieux sacrifiés au nom de la cité, au nom de l'humanité qui s'unifie autour de ce sacrifice.

[A suivre pour quelques notes sur les trois concepts suivants...]


2 commentaires:

  1. Pas grand chose à voir (quoique...) mais juste quelques réflexions en vrac: Hygie était semble-t-il la déesse de la "médecine préventive" par opposition à la médecine curative. Quelle précision ces grecs ! Le bouc-émissaire comme frappe préventive... Et puis la coupe et le serpent existe aussi dans l'iconographie chrétienne (attribut de Saint Jean) et d'une manière générale il est intéressant de noter l'ambivalence du mythème serpent: à la fois "bon" et "mauvais": le serpent tentateur enroulé sur l'arbre / le serpent d'airain de l'Exode plus tard relu typologiquement comme figure christique. Le serpent à la fois empoisonneur, mortifère et symbole de régénération et de vie éternelle (mue)chez les anciens. Mais on est loin de Derrida, j'en conviens ^^
    Luisao

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  2. Merci Luisao pour ces remarques intéressantes :).

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