samedi 21 juin 2014

Le Cri de la Carotte vers 1650

Tommaso Salini - Young Peasant with a Flask

Version cri du chou, par Cyrano de Bergerac, à l'occasion d'un voyage sur la Lune... 
Un jeune serviteur prit le plus vieux de nos deux philosophes pour le conduire dans une petite salle séparée et :
— Revenez nous trouver ici, lui cria mon précepteur, aussitôt que vous aurez mangé.
Il nous le promit. Cette fantaisie de manger à part me donna la curiosité d’en demander la cause :
— Il ne goûte point, me dit-on, de l’odeur de viande, ni même de celle des herbes, si elles ne sont mortes d’elles-mêmes, à cause qu’il les pense capables de douleur.
— Je ne m’ébahis pas tant, répliquai-je, qu’il s’abstienne de la chair et de toutes choses qui ont eu vie sensitive ; car en notre monde les pythagoriciens, et même quelques saints anachorètes, ont usé de ce régime ; mais de n’oser par exemple couper un chou de peur de le blesser, cela me semble tout à fait risible.
— Et moi, répondit le démon, je trouve beaucoup d’apparence à son opinion, car, dites-moi, ce chou dont vous parlez n’est-il pas autant créature de Dieu que vous ? N’avez-vous pas également tous deux pour père et mère Dieu et la privation ? Dieu n’a-t-il pas eu, de toute éternité, son intellect occupé de sa naissance aussi bien que de la vôtre ? Encore semble-t-il qu’il ait pourvu plus nécessairement à celle du végétant que du raisonnable, puisqu’il a remis la génération d’un homme aux caprices de son père, qui pouvait pour son plaisir l’engendrer ou ne l’engendrer pas : rigueur dont cependant il n’a pas voulu traiter avec le chou ; car, au lieu de remettre à la discrétion du père de germer le fils, comme s’il eût appréhendé davantage que la race des choux périt que celle des hommes, il les contraint, bon gré mal gré, de se donner l’être les uns aux autres, et non pas ainsi que les hommes, qui tout au plus n’en sauraient engendrer en leur vie qu’une vingtaine, ils en produisent, eux, des quatre cent mille par tête. De dire pourtant que Dieu a plus aimé l’homme que le chou, c’est que nous nous chatouillons pour nous faire rire ; étant incapable de passion, il ne saurait ni haïr ni aimer personne ; et, s’il était susceptible d’amour, il aurait plutôt des tendresses pour ce chou que vous tenez, qui ne saurait l’offenser, que pour cet homme dont il a déjà devant les yeux les injures qu’il lui doit faire. Ajoutez à cela qu’il ne saurait naître sans crime, étant une partie du premier homme qui le rendit coupable ; mais nous savons fort bien que le premier chou n’offensa point son Créateur au paradis terrestre. Dira-t-on que nous sommes faits à l’image du Souverain Etre, et non pas les choux ? Quand il serait vrai, nous avons, en souillant notre âme par où nous lui ressemblions, effacé cette ressemblance, puisqu’il n’y a rien de plus contraire à Dieu que le péché. Si donc notre âme n’est plus son portrait, nous ne lui ressemblons pas davantage par les mains, par les pieds, par la bouche, par le front et par les oreilles, que le chou par ses feuilles, par ses fleurs, par sa tige, par son trognon et par sa tête. Ne croyez-vous pas en vérité, si cette pauvre plante pouvait parler quand on la coupe, qu’elle ne dît :
« Homme, mon cher frère, que t’ai-je fait qui mérite la mort ? Je ne croîs que dans tes jardins, et l’on ne me trouve jamais en lieu sauvage où je vivrais en sûreté ; je dédaigne d’être l’ouvrage d’autres mains que les tiennes, mais à peine en suis-je sorti que pour y retourner. Je me lève de terre, je m’épanouis, je te tends les bras, je t’offre mes enfants en graine, et pour récompense de ma courtoisie, tu me fais trancher la tête ! »
Voilà les discours que tiendrait ce chou s’il pouvait s’exprimer. Hé ! comme à cause qu’il ne saurait se plaindre, est-ce dire que nous pouvons justement lui faire tout le mal qu’il ne saurait empêcher ? Si je trouve un misérable lié, puis-je sans crime le tuer, à cause qu’il ne peut se défendre ? Au contraire, sa faiblesse aggraverait ma cruauté ; car combien que cette malheureuse créature soit pauvre et soit dénuée de tous nos avantages, elle ne mérite pas la mort pour cela. Quoi ! de tous les biens de l’être, elle n’a que celui de végéter, et nous le lui arrachons. Le péché de massacrer un homme n’est pas si grand, parce qu’un jour il revivra, que de couper un chou et lui ôter la vie, à lui qui n’en a point d’autre à espérer. Vous anéantissez l’âme d’un chou en le faisant mourir : mais, en tuant un homme, vous ne faites que changer son domicile ; et je dis bien plus : Puisque Dieu, le Père commun de toutes choses, chérit également ses ouvrages, n’est-il pas raisonnable qu’il ait partagé ses bienfaits également entre nous et les plantes. Il est vrai que nous naquîmes les premiers, mais dans la famille de Dieu, il n’y a point de droit d’aînesse : si donc les choux n’eurent point leur part avec nous du fief de l’immortalité. ils furent sans doute avantagés de quelque autre qui par sa grandeur récompense sa brièveté ; c’est peut-être un intellect universel, une connaissance parfaite de toutes les choses dans leurs causes, et c’est peut-être aussi pour cela que ce sage moteur ne leur a point taillé d’organes semblables aux nôtres, qui n’ont, pour tout effet, qu’un simple raisonnement faible et souvent trompeur, mais d’autres plus ingénieusement travaillés, plus forts et plus nombreux, qui leur servent à l’opération de leurs spéculatifs entretiens. Vous me demanderez peut-être ce qu’ils nous ont jamais communiqué de ces grandes pensées ? Mais, dites-moi, que nous ont jamais enseigné les anges non plus qu’eux ? Comme il n’y a point de proportion, de rapport ni d’harmonie entre les facultés imbéciles de l’homme et celles de ces divines créatures, ces choux intellectuels auraient beau s’efforcer de nous faire comprendre la cause occulte de tous les événements merveilleux, il nous manque des sens capables de recevoir ces hautes espèces. Moïse, le plus grand de tous les philosophes, puisqu’il puisait, à ce que vous dites, la connaissance de la nature dans la source de la nature même, signifiait cette vérité, lorsqu’il parla de l’Arbre de Science, il voulait nous enseigner sous cette énigme que les plantes possèdent privativement la philosophie parfaite. Souvenez-vous donc, ô de tous les animaux le plus superbe ! qu’encore qu’un chou que vous coupez ne dise mot, il n’en pense pas moins. Mais le pauvre végétant n’a pas des organes propres à hurler comme nous ; il n’en a pas pour frétiller ni pour pleurer ; il en a toutefois par lesquels il se plaint du tour que vous lui faites, par lesquels il attire sur vous la vengeance du Ciel. Que si vous me demandez comment je sais que les choux ont ces belles pensées, je vous demande comment vous savez qu’ils ne les ont point, et que tel, par exemple, à votre imitation ne dise pas le soir en s’enfermant :
« Je suis, monsieur le Chou Frisé, votre très humble serviteur, CHOU CABUS. »
Cyrano de Bergerac, Histoire comique des Etats et Empires de la Lune, 1657

Comme quoi, pour penser que les végétaux souffrent, il faut être sacrément lunatique.


mercredi 5 mars 2014

André Masson - Tauromachie


Et une "belle" ekphrasis du cher Sartre, cité par Florence Burgat dans Une autre existence. La condition animale :

"J’ai longuement expliqué à Bost, en déjeunant, toutes les merveilles de la corrida. Mais il s’est trouvé qu’elle était mauvaise et il a été écœuré : “J’étais sûre qu’il serait indigné, ce protestant”, a dit le Castor. Mauvais toros, mauvais toreros. Tu me diras qu’il est honteux de parler de “mauvais toros”, tout autant que “d’indigènes paresseux” car enfin ils ne nous demandent rien et on va les chercher. D’accord et c’est bien ce qui indignait Bost. “Vous m’aviez dit que le toro prenait part à la course. Mais il se désintéresse totalement de la question.” Et il est de fait que le toro idéal, celui dont le torero “fait ce qu’il veut” est une sorte de saint-cyrien des taureaux, coléreux, héroïque et stupide, qui fonce partout. Ceux qu’on nous a montrés reculaient devant l’étoffe rouge en grattant le sol de leurs sabots et en mugissant lamentablement. Il y en a même un qu’on n’a pas pu tuer : il foutait le camp. Alors on a fait entrer dans l’arène un veau avec des clochettes et le veau a remmené paisiblement le toro sanglant à sa suite. Les toreros faisaient des passes correctes mais ils tuaient mal. Les bêtes saignaient tout ce qu’elles savaient et il fallait s’y reprendre à quatre fois pour les tuer. On leur arrachait l’épée inefficace plantée dans leur nuque avec une canne (“Pourquoi pas avec un parapluie” disait Bost furieux) et on leur en plongeait une autre et ainsi de suite jusqu’à ce qu’ils tombent. Encore fallait-il alors les achever au couteau […] Ça ne ressemblait en rien aux courses d’Espagne et pourtant c’était bien plaisant pour nous parce que ça nous rappelait l’Espagne."

Sartre, Jean-Paul, Lettres au Castor et à quelques autres (1926-1939), Paris, Gallimard, 1983, p.250


Paul Eluard - Mouillé


Mouillé

La pierre rebondit sur l’eau,
La fumée n’y pénètre pas.
L’eau, telle une peau
Que nul ne peut blesser
Est caressée
Par l’homme et par le poisson.

Claquant comme corde d’arc,
Le poisson, quand l’homme l’attrape,
Meurt, ne pouvant avaler
Cette planète d’air et de lumière.

Et l’homme sombre au fond des eaux
Pour le poisson
Ou pour la solitude amère
De l’eau souple et toujours close.

Paul Eluard, Les Animaux et leurs hommes, les hommes et leurs animaux, 1920